Pourquoi il est si difficile de trouver un équilibre.
Si je devais résumer en quelques mots les propos de nombreux parents et professionnels de l’éducation lorsqu’il est question de limites éducatives à l’heure actuelle, cela donnerait quelque chose comme :
« On ne sait plus où on en est ! Parfois on a l’impression d’être beaucoup trop sévères, et parfois clairement trop permissifs. »
Chez certains d’entre eux, s’ensuit le questionnement suivant : « On se demande comment les enfants s’y retrouvent là au milieu ! »
Pour comprendre ce qui mène tant de parents à se sentir perplexes, déboussolés, voire inconséquents dans leur rapport aux limites, il est nécessaire de faire un détour par quelques considérations aussi bien historiques que sociales.
En replaçant l’éducation actuelle dans l’histoire générale de l’éducation, nous pouvons faire le constat suivant : l’éducation est passée d’un mode majoritairement normatif à un mode majoritairement affectif. En d’autres termes, jusque dans les années 60 environ, les parents élevaient leurs enfants selon un cadre quasi prédéfini, clair et strict, alors que les parents de ces dernières décennies les élèvent selon un idéal de respect et de considération de l’individualité, dans un cadre beaucoup plus flou.
Et en soi, il n’y a rien de surprenant à cela. Car l’éducation suit le courant des grands mouvements sociaux, et se transforme en même temps que la société évolue. Ainsi, lorsque vers les années 60-80, la société est passée d’un mode de fonctionnement collectif et familial à un mode individuel visant l’épanouissement personnel, l’éducation a-t-elle suivi le mouvement. Les normes et valeurs sociales se sont progressivement modifiées pour répondre à de nouveaux idéaux d’égalité et de respect de l’individu. Dans le monde de l’éducation, cela a, entre autres, pris la forme de la Convention internationale des Droits de l’enfants (1989).
Rappelons que c’est sur la base de ce texte que les enfants ont été pour la première fois considérés comme des personnes au sens légal du terme.
L’apparition des contraceptifs dans les années 70 a aussi représenté un événement majeur dans notre rapport aux enfants. Avoir des enfants était avant cela une évidence, voire une fatalité. Après 1968, cela devient un choix. Cet événement marque le début d’une diminution significative des naissances, entrainant l’état de fait suivant : les enfants deviennent rares, et comme tout ce qui est rare, ils deviennent précieux. De « suiveurs » de leur famille, ils en deviennent le centre ; les regards sont fixés sur eux, leur développement, leurs aptitudes, leurs besoins. Là où avant ils s’adaptaient à leur environnement, c’est aujourd’hui leur environnement qui s’adapte à eux.
Ainsi, depuis le temps où nos parents ont été élevés jusqu’à ce jour où nous élevons nos propres enfants, la société et le monde ont-ils connus des changements magistraux, avec lesquels nous devons composer aujourd’hui. Une composition rendue complexe par le fait qu’elle se fait sans partition. Que personne ne peut nous dire : « Voilà, ça c’était les règles du jeu avant, et ça ce sont les nouvelles. Belle partie ! ».
Je me suis prêtée au jeu de mettre en parallèle les règles et normes implicites d’avant et celles d’aujourd’hui, pour bien mesurer l’écart qui s’est opéré en l’espace de deux générations. Il s’agit évidemment là de quelque chose de très généralisé, mais qui reflète tout de même les tendances de l’époque et les tendances actuelles.
Papa décide, maman et enfant obéissent | Papa et maman décident ensemble |
Papa travaille, maman s’occupe de l’éducation et de l’entretien de la maison | Papa et maman travaillent et s’occupent de l’éducation et de l’entretien de la maison. Dans les faits, papa assume encore un haut pourcentage de travail avec revenu inhérent, et maman assume la majorité des tâches éducatives et domestiques. |
Les enfants s’adaptent aux parents | Les parents s’adaptent aux enfants |
Lignes éducatives : Respect, soumission à l’autorité, préparation à l’effort et au travail. Mot d’ordre : « Obéis et tais-toi ». | Lignes éducatives : respect de l’individu dans sa singularité, écoute du rythme et des besoins de l’enfant, éveil précoce. Mot d’ordre : « Respecte tes enfants, valorise-les, éveille-les ! » (rends-les meilleurs que les autres) (oublie-toi) |
Les enfants sont de mini personnes avec de mini droits | Les enfants sont des personnes avec des droits |
Une bonne fessée permet d’instaurer l’autorité et de se faire respecter | Frapper son enfant nuit à son développement et peut engendrer une procédure pénale |
La vie, c’est le travail | La vie, c’est la recherche de bien-être et d’épanouissement personnel |
Les enfants sont nombreux et sont une force de travail dans la famille | Les enfants sont rares, précieux et fragiles |
La famille et l’église donnent des repères à la vie en société | La famille, Google et Facebook (en 2 mots, l’accès numérique au monde) proposent une multitude de repères possibles avec lesquels les individus essaient de se construire. |
Ce petit schéma permet de faire le constat suivant : les parents d’aujourd’hui doivent élever leurs enfants selon des idéaux sociétaux et éducatifs qui sont très différents de ceux dans lesquels ils ont été eux-mêmes élevés. J’estime faire partie de cette génération de « suradaptés », dans le sens où, petite, je me suis adaptée aux adultes, et où aujourd’hui je devrais m’adapter à ma fille. Et comme pour tant d’autres parents, cela engendre régulièrement des difficultés. Les valeurs reçues enfant me disent A, mes valeurs actuelles me disent B. Mon élan naturel me dit A, mon mental me dit B. Mes parents disent A, les neurosciences disent B. Mon enfant intérieur dit A, l’adulte que je suis dit : je ne sais plus ! Comment savoir, au milieu de tous ces changements, ce qui est juste ? Existe-t-il, d’ailleurs, une manière de faire qui soit juste ? Que faire de toutes ces nouvelles connaissances que nous devrions appliquer sans les avoir expérimentées en tant qu’enfant
Poser des limites aujourd’hui est rendu extrêmement complexe. Je vous transmets, dans l’article « Quelques pistes pour poser un cadre cohérent », une approche comprenant des points de repères pour modeler un cadre qui convienne à la fois aux parents et aux enfants.